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Incitations, quand vous nous tenez

Que nous en ayons conscience ou pas, nous sommes tous soumis à des incitations qui peuvent orienter notre conduite. Adam Smith pensait même que l’être humain visait avant tout à la maximisation de son propre bénéfice, ce qui profiterait par ailleurs in fine à la société tout entière.

« Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soins qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer précisément ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux à la société. » Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

L’écosystème du monde de l’investissement comporte plusieurs grandes familles d’acteurs : les fournisseurs de produits d’investissement (principalement des sociétés de gestion, des banques d’investissement et des compagnies d’assurance), les distributeurs de produits d’investissement (banques, compagnies d’assurance, courtiers d’assurance, conseillers en investissements financiers) et les investisseurs finaux.

Chacune de ces trois familles a des interactions multiples avec les autres familles et avec de nombreux prestataires : les fournisseurs interagissent avec les distributeurs et avec les investisseurs, les distributeurs avec les fournisseurs et les investisseurs, etc.

Les fournisseurs de produits interagissent avec des courtiers, qu’ils utilisent pour effectuer des transactions ; avec des fournisseurs de recherche, qui peuvent être également courtiers (ou pas).

Chaque famille a des besoins en matière d’information qui peuvent être satisfaits par différentes sources, dont les médias.

Chacun a un système d’incitations

Si l’on adhère aux vues exprimées par Adam Smith il y a 240 ans, chaque individu poursuit son intérêt personnel, en fonction notamment du système d’incitations attaché à son poste. Chaque acteur de l’écosystème a des incitations qui lui sont propres.

Ces incitations peuvent le conduire à adopter – consciemment ou inconsciemment – certains types de comportement dans ses interactions avec les tiers qui ne sont pas nécessairement dans l’intérêt des ceux-ci. Il me semble par conséquent extrêmement important d’avoir conscience de ces incitations.

Je vais me placer ici du point de vue de l’investisseur, qui, en bout de chaîne, est le maillon dont la satisfaction devrait conditionner le comportement des acteurs de l’amont (les fournisseurs et les distributeurs).

Rappelons un principe antique et éternellement d’actualité : caveat emptor. Que l’acheteur soit vigilant. Même si le droit et la réglementation protègent généralement l’acheteur, les cas de fraude ou de mévente sont encore trop nombreux, notamment en matière de produits financiers.

Les fournisseurs de produits

Ils ont généralement intérêt à maximiser les montants placés auprès des investisseurs et la durée de détention. Les montants placés car leur rémunération est généralement constituée de frais proportionnels et  la durée de détention parce que la perception est généralement étalée dans la durée.

Quand vous achetez un OPCVM par exemple, vous allez payer de façon indolore des frais de gestion proportionnels au montant investi : si ces frais sont de 2% par an et que vous investissez un montant moyen de 1000 €, il vous en coûtera 20 € par an ; si vous investissez un montant moyen de 100000 € par an, il vous en coûtera 2000 € par an.

Le coût pour l’investisseur est le chiffre d’affaires du fournisseur de produits. Ce dernier a donc bien une incitation à maximiser les montants investis. Ainsi que la durée de détention de l’investisseur, qu’il faut donc fidéliser afin d’éviter qu’il n’aille investir ses 1000 ou ses 100000 € chez un concurrent.

On peut (doit) également s’intéresser aux incitations des individus agissant pour le compte du fournisseur de produits.

Les gérants

Intéressons-nous tout d’abord au gérant. Une partie de sa rémunération est variable, et elle dépend principalement de sa performance. Comme toujours, le diable est dans les détails : sur quel horizon la performance du gérant s’apprécie-t-elle ?

Un gérant intéressé sur sa performance annuelle aura des incitations et donc un comportement différents d’un gérant dont le gros de la rémunération variable dépendra de sa performance à trois ou cinq ans. Dans le premier cas, la structure de la rémunération variable pourra inciter le gérant à prendre plus de risques que dans le second.

Il importe également de savoir si la part variable est définitivement acquise ou si une sous-performance ultérieure peut conduire à reprendre une partie du bonus versé, ce qui inciterait le gérant à ne pas prendre de risques inconsidérés.

Ces informations importantes ne sont quasiment jamais fournies par les sociétés de gestion, et c’est bien dommage.

En revanche, la structure de la commission de performance est obligatoirement détaillée dans le prospectus des fonds. On se méfiera comme de la peste des fonds prélevant la commission de performance plus d’une fois par an. Si c’est interdit pour les fonds de droit français (les commissions de performance sont provisionnées et déduites des valeurs liquidatives mais ne sont effectivement par le fonds à la société de gestion qu’une fois par an, à condition que les critères aient été remplis), c’est permis dans certaines juridictions : un gérant dont le fonds pourra percevoir une commission de performance tous les trimestres aura une forte incitation à adopter un style très agressif.

Autre élément toujours mentionné dans les prospectus : l’existence de commissions de mouvement. Spécificité tristement française, les commissions de mouvement sont perçues par la société de gestion et/ou par le dépositaire du fonds pour toute transaction effectuée au sein du fonds. Elles viennent en plus des frais de courtage (qui sont déduits pur le calcul de la valeur liquidative des fonds et sont donc indolores) et infligent au porteur de parts du fonds une double peine : il paie deux fois pour les transactions.

Quand la société de gestion touche tout ou partie des commissions de mouvement, un tel système peut l’inciter à effectuer le plus grand nombre possible de transactions, ce qui n’est généralement pas dans l’intérêt de l’investisseur.

Un des fournisseurs importants des sociétés de gestion est le monde du courtage (le « sell-side », par opposition aux sociétés de gestion, qui appartiennent au « buy-side »). Le courtier est rémunéré pour chaque transaction effectuée pour le compte de ses clients. Plus le client lui confie de transactions, plus son activité (et donc sa rémunération) augmente. La partie variable de la rémunération des vendeurs est liée au volume de transactions. Les incitations poussent donc les employés des courtiers à inciter les clients à faire le plus de transactions possibles.

Si la plupart des gérants de portefeuilles du buy side (les sociétés de gestion) jurent leurs grands dieux ne pas utiliser la recherche des courtiers, nombreux sont ceux qui s’appuient dessus. La combinaison du système d’incitations propre à l’univers du courtage et du système très pervers des commissions de mouvement encore en vigueur pour de trop nombreux fonds de droit français peut porter atteinte aux intérêts de l’investisseur.

Les commerciaux

Les commerciaux ont également des objectifs dont l’atteinte conditionne le versement d’une rémunération variable. Sont-ils intéressés à leur seule production sur l’année ? Ou à la production de l’équipe à laquelle ils appartiennent ? Voire à la production de toute la société ? Reçoivent-ils une rémunération liée à la fidélité des clients ?

Selon la structure de leur rémunération variable, les commerciaux sont susceptibles d’adopter des comportements différents. En l’absence de rémunération liée à la fidélité des clients (donc à leur satisfaction), le commercial aura une incitation à concentrer ses efforts sur les produits les plus faciles à vendre, qui ne coïncident pas nécessairement avec les produits répondant aux besoins des clients.

Les distributeurs de fonds

Cet intermédiaire peut exercer sous différents statuts, le client final pouvant être en relation avec un conseiller en chair et en os, ou bien avec une plate-forme électronique, ou bien avec un mix des deux.

Le distributeur n’est presque jamais rémunéré directement par son client, l’investisseur. Il perçoit des rétrocessions de la part des fournisseurs de produits. Quand il y a plusieurs niveaux d’intermédiaires entre le fournisseur et l’investisseur, ces rétrocessions peuvent être réparties entre chaque niveau : une compagnie d’assurance répartira ainsi les rétrocessions perçues dans les unités de compte entre elle-même et les courtiers distribuant ses produits.

Pour les produits prélevant des frais sur versement (il en reste), le distributeur sera bien entendu incité à faire faire à son client de nouveaux versements.

Pour les rétrocessions sur encours, le distributeur touchant un pourcentage des frais de gestion des produits souscrits par l’investisseur, il peut avoir une incitation à prescrire, à caractéristiques similaires, des produits ayant des frais de gestion plus élevés pour maximiser sa rémunération.

Certains contrats d’assurance vie prélèvent des frais d’arbitrage. Quand ceux-ci donnent lieu à une rétrocession au distributeur en contact avec l’investisseur, ce distributeur peut avoir une incitation à faire faire des arbitrages à son client même que cela n’est pas dans l’intérêt de ce dernier.

Les médias

Un média vit de sa capacité à attirer et fidéliser une audience. Cette dernière peut le rémunérer en achetant la publication ou en s’y abonnant, et/ou être monétisée par la biais de publicité.

L’information économique et financière est pléthorique, la concurrence entre médias est féroce, et il importe donc de produire toujours plus, de passer rapidement d’un sujet à l’autre, d’interroger le plus grand nombre possible d’experts.

J’ai beaucoup d’affection pour les médias (j’ai travaillé au siècle dernier dans deux groupes de presse économique et financière, avant internet…) mais force est de constater que le rythme imposé par le temps réel de l’internet conduit à diffuser une quantité astronomique d’informations totalement inutiles à l’investisseur de long terme. L’information en continu, c’est avant du bruit, et le bruit n’est d’aucune utilité pour prendre des décisions d’investissement.

Les médias audiovisuels sont très friands d’experts. Surtout quand ces experts ont une personnalité exubérante et adoptent un ton polémique. En matière d’investissement, il importe de se poser plusieurs questions devant un « expert » : en quoi est-il expert ? De quoi vit-il (encore les incitations) ? Quand il parle d’un titre, s’il est gérant, le détient-il en portefeuille ? Va-t-il le vendre ? En d’autres termes, prend-il un risque économique ou de carrière quand il s’exprime sur un titre ou un secteur ?

Quand il n’est pas gérant, quelle crédibilité apporter aux propos de quelqu’un s’exprimant sur les marchés s’il n’est pas investi sur ces marchés ?

Les lecteurs anglophones pourront lire ici un post très éclairant de Justin Fox (Bloomberg View) sur les échecs répétés des experts à faire des prévisions correctes.

Par ailleurs, les journalistes financiers ne sont pas toujours armés pour faire face à la technicité de certains produits financiers, et n’ont souvent pas le temps pour procéder à des enquêtes fouillées. De plus en plus jeunes (dans les médias internet) et souvent assez mal payés, une partie de leur travail consiste à ré-écrire les communiqués de presse qui leur sont envoyés par les services de communication des sociétés de services financiers.

Autre sujet crucial : la capture des médias par les intérêts de leurs gros annonceurs. Cette capture, si elle existe, peut se faire de façon implicite, via une auto-censure inconsciente de la rédaction à couvrir l’actualité de certains types de produits peu susceptibles d’investir en publicité.

Exemple : les fournisseurs de produits de gestion passive ne sont pas de gros annonceurs en France. Cette faible présence publicitaire influe-t-elle sur le niveau de couverture éditoriale apporté à la gestion passive ? Il est plus séduisant pour un journaliste de demander à un gérant star son avis sur les conséquences du Brexit que de consacrer un sujet aride aux vertus comparées des indices capi-pondérés et des indices smart beta.

Haro sur le baudet ?

Alors, faut-il devenir paranoïaque et voir dans chaque gérant et conseiller financier un ennemi en puissance ? Bien sûr que non.

La plupart des professionnels font leur métier consciencieusement et éthiquement. Mais il n’empêche que les incitations peuvent conduire à certains types de comportement où l’individu maximise, consciemment ou inconsciemment, son propre intérêt, ce qui peut se faire au détriment des intérêts de l’investisseur, qui doivent en théorie primer.

A ce dernier d’avoir conscience des incitations de ses prestataires pour juger en toute connaissance de cause si elles lui sont préjudiciables.

Il y aurait moins de risques liés aux incitations si chaque acteur de l’écosystème avait une obligation fiduciaire vis-à-vis de l’investisseur final. Dans ce type de relation, le mandataire (un avocat par exemple) doit agir dans l’intérêt exclusif de son mandant (son client). Ce standard de relation ne s’applique pas aujourd’hui en France à la relation entre un investisseur et son conseiller, ou à celle entre un investisseur et un fournisseur de produits (sauf rares exceptions, notamment dans le cas où le mandant est une personne vulnérable).

L’obligation fiduciaire (« fiduciary duty ») a fait récemment l’objet d’un très féroce débat aux Etats-Unis, sur lequel je reviendrai dans un prochain post.