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Servir deux maîtres ?

Dans Matthieu 6:24, il est dit que « nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon. »

Jack Bogle (1929-2019), le fondateur de Vanguard, connaissait parfaitement les évangiles, et notamment ce verset fameux qu’il a fréquemment appliqué au secteur de la gestion.

Jack Bogle (source Bogleheads.com)

Selon lui en effet, les sociétés de gestion servent deux maîtres : leurs actionnaires et les détenteurs de leurs fonds. Et quand il y a conflit entre les deux fidélités, c’est généralement l’actionnaire qui gagne, pas les détenteurs des fonds.

A moins que la société de gestion ne place ses obligations fiduciaires vis-à-vis des détenteurs de ses fonds au-dessus.

Selon Bogle, le devoir fiduciaire, issu de plus de 8 siècles de droit commun (« common law ») anglais, stipule que « le fiduciaire agit de tout temps au seul bénéfice et dans les seuls intérêts [de ses clients], en étant loyal à ces intérêts. Un fiduciaire ne doit pas placer ses propres intérêts personnels avant son devoir, et — c’est important — ne doit pas se mettre dans une situation où son devoir fiduciaire vis-à-vis de ses clients entre en conflit avec son devoir fiduciaire vis-à-vis de toute autre entité. »

Un seul maître, donc.

Bogle a résolu la quadrature du cercle en dotant Vanguard d’un statut mutualiste à sa création en 1975 : la société est détenue par les fonds qu’elle gère, donc, indirectement, par les détenteurs de ces fonds. Pas d’actionnaire à rémunérer, les économies d’échelle réalisées grâce à la croissance des encours sont reversées aux détenteurs des fonds sous la forme de baisse des frais de gestion.

Combien de sociétés de gestion ont suivi l’exemple de Vanguard ? Aucune à ma connaissance.

Chez les conseillers financiers aux Etats-Unis existent deux grandes familles : les registered investment advisors (RIA), soumis au devoir fiduciaire et les broker-dealers, qui doivent seulement s’assurer du caractère adéquat des produits vendus à leurs clients (« suitability standard »).

Guess what ? Il y a environ 13500 RIA sous le statut fiduciaire, contre près de 620000 broker-dealers, soumis au suitability standard.

Robinhood, célèbre acteur de la finance -2.0 aux Etats-Unis, shooté aux amphétamines des meme stocks, des options et des cryptomonnaies, a payé récemment deux amendes : l’une à la SEC, d’un montant de 65 millions de dollars, l’autre à la FINRA, le régulateur des broker-dealers, d’un montant de 70 millions de dollars.

Les raisons ? Informations erronées ou mensongères, dissimulation, défaut de fiabilité des infrastructures techniques.

Entre ses actionnaires et ses utilisateurs, Robinhood a choisi son maître : ses actionnaires. Tout en se piquant de démocratiser l’accès aux marchés financiers et de permettre aux « petits » de prendre leur revanche sur les « gros ».

En France, si on n’a pas l’équivalent de Robinhood, on a des banques, qui ont depuis la première directive MIF cessé d’accompagner les particuliers en matière de placements risqués ; des compagnies d’assurance qui commercialisent des contrats d’assurance vie dont les frais ne baissent pas en dépit de la croissance régulière des encours et qui référencent des unités de compte connaissant des accidents sévères de liquidité sans fournir d’explications aux assurés ; et des « conseillers » financiers.

Selon l’AMF, 94% de ces conseillers en investissements financiers ont choisi d’être non indépendants au sens de MIF2, c’est-à-dire de servir deux maîtres : leurs clients — qui ne les paient pas directement — et les fournisseurs de produits et de services — qui leur versent des commissions.

Résultat : il n’y a presque pas de concurrence, les frais ne baissent pas et le coût pour les épargnants français est élevé.

« Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. »

La solution toute simple pour ne servir qu’un maître ? Facturer le conseil séparément.

Cette chronique est parue initialement dans le numéro de septembre 2021 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de pages, ni les liens.

Photo Andrew Karn sur Unsplash

3 réponses sur « Servir deux maîtres ? »

Je suis à 100% d’accord. Toutefois, les investisseurs doivent aussi être des adultes responsable et appliquer le vieil adage « caveat emptor » et se méfier du conseiller en gestion comme du vendeur de prêt à porter ou de voitures d’occasions.

Toutefois, le problème en matière de gestion financière est plus compliqué que pour la plupart des autres marchés pour diverses raisons:

1) la valeur ajoutée du gérant est très délicate à mesurer et lorsqu’elle l’est, il est quasiment impossible de faire le départ entre chance et talent. La règlementation et des « infomédiaires » cherchent toutefois à clarifier la question, mais elle n’est toujours pas résolue.

2) le coût total du service offert demeure assez opaque en dépit d’une règlementation plus contraignante. Il conviendrait là de présenter quelques simulations standardisées qui feraient apparaître le coût total en euros du service rendu à l’épargnant.

3) Les épargnants sont très mal formés et informés. Ils ont souvent honte de leur incompétence, ne savent pas poser les bonnes questions et font donc confiance à ceux qui ne la mérite pas. De plus, la situation empire dramatiquement, car les techniques se complexifient et l’offre de produit se diversifie.

L’AMF en tant qu’autorité de surveillance devrait assumer sa responsabilité de formation et d’information plutôt que de considérer que ce rôle incombe à l’industrie financière elle-même. L’EFAMA devrait aussi s’en préoccuper. Ainsi que le CFA Institute.
Il est inadmissible qu’en dépit de règlementations et de codes de conduite toujours plus élaborés, la veuve de Carpentras icône de l’épargnant français soit laissée à l’abandon.

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