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Icare Bankman-Fried

Il y a tout dans la mythologie grecque ; toutes les clés pour comprendre la nature humaine et ses invariants ; toutes les clés pour expliquer les comportements les plus déviants.

Sur les ordres du roi de Crète, Minos, Icare fut jeté avec son père Dédale dans le labyrinthe construit par ce dernier. Pour s’en échapper, Dédale confectionna pour son fils des ailes avec de la cire et des plumes. Le père mit en garde le fils et l’enjoignit de ne pas voler trop près du soleil. Icare n’en fit qu’à sa tête, grisé par les hauteurs, et s’approcha du soleil. La cire fondit, Icare fut précipité dans la mer et mourut.

Dans le monde parallèle féérique des crypto, Sam Bankman-Fried (SBF) s’est lui aussi trop approché du soleil. SBF est né béni des dieux en 1992 en Californie. Fils de deux professeurs de la faculté de droit de Stanford, il étudia au MIT, commença sa carrière professionnelle chez Jane Street Capital, un teneur de marché actif sur les ETF.

En 2017 SBF lança Alameda Research, une société de trading pour compte propre qui pratiqua un arbitrage fort lucratif consistant à vendre au Japon des bitcoins achetés aux Etats-Unis, les cours étant alors plus élevés au pays du soleil levant.

Ayant pris goût aux crypto, il lança en mai 2019 FTX, une plateforme de trading sur les crypto et les dérivés sur crypto dédiée aux tradeurs avertis amateurs de produits à très fort effet de levier.

Alameda Research et FTX étaient toutes les deux domiciliées aux Bahamas, pays doté d’un cadre réglementaire.

SBF devint rapidement la coqueluche des médias et des fonds de capital-investissement, pour partie en raison d’un look non conventionnel (coiffure en pétard, bermudas, tee-shirt informe et sneakers fatiguées), même pour le secteur des crypto, pour partie en raison d’un discours très séduisant à base d’Altruisme Efficace.

Quand au premier semestre 2021 arrivent les premiers très gros ennuis pour certains acteurs du monde parallèle féérique des crypto (3AC, Voyager Digital, Celsius Networks), SBF est là pour empêcher les faillites, injectant de l’argent ici, en prêtant là.

Comme l’avait fait le banquier John Pierpont Morgan aux Etats-Unis en 1907, en renflouant des institutions financières défaillantes pour éviter une implosion du système bancaire.

Sam est donc le nouveau John Pierpont Morgan ! Sam est-il le prochain Warren Buffett ? se demande même le magazine Fortune qui lui consacre sa couverture.

Sam se paie Bill Clinton et Tony Blair lors d’une conférence crypto aux Bahamas en avril 2022.

Super Sam prend même en mai 2022 une participation de 7,6% dans le capital de Robinhood, le courtier en ligne des millénariaux amateurs de meme stocks et de crypto.

En novembre, alors que les jours raccourcissent et que la terre s’éloigne du soleil, les ailes d’Icare Sam fondent en quelques heures.

Un concurrent, Binance, annonce sur Twitter qu’il va vendre la totalité de la monnaie de singe émise par FTX, le jeton FTT. Soit 530 millions de dollars. La raison ? Une grosse partie du bilan d’Alameda Research serait constituée de ce jeton à la liquidité faible et à la valeur douteuse.

Panique chez les clients de FTX, qui détiennent beaucoup de FTT, ce jeton leur permettant de bénéficier de remises sur les frais de courtage. 6 milliards de dollars de vente en quelques jours conduisent FTX à suspendre les retraits le 6 novembre.

On apprend que FTX aurait prêté 10 milliards de dollars appartenant à ses clients à Alameda Research, qui en aurait perdu une grosse partie en spéculant. SBF annonce que son concurrent détesté Binance pourrait le racheter. Binance annonce le lendemain que ça ne sera pas le cas.

Le 11 novembre, les 134 sociétés du groupe FTX se placent sous la protection de la loi américaine sur les faillites : les actifs seraient inférieurs à 1 milliard de dollars, le passif d’environ 10 milliards de dollars.

Sam Bankman-Fried, le nouveau John Pierpont Morgan, le nouveau Warren Buffett, n’était qu’un vulgaire fraudeur.

Rien de nouveau sous le soleil des crypto.

Cette chronique, rédigée le 15 novembre 2022, est parue initialement dans le numéro de décembre 2022 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de pages, ni les liens.

Illustration : La Chute d’Icare, anonyme, vers 1583, huile sur bois, 63 × 90 cm, Musée van Buuren.

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