Dans « Le guépard », le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, l’un des personnages, Tancredi Falconeri, dit au Prince Salina, son oncle :
Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change.
Le neveu conseille à l’oncle d’embrasser la révolution pour conserver ses privilèges.
Rien de tel dans le débat furieux autour de la stratégie de l’Union européenne pour les investisseurs de détail (Retail Investment Strategy ou RIS).
Je rappelle que cette initiative « a pour but de donner assurance et confiance aux consommateurs qui investissent sur les marchés des capitaux, d’améliorer les résultats sur les marchés et d’accroître la participation des consommateurs. »
Alors que la commissaire européenne aux services financiers, à la stabilité financière et l’union des marchés de capitaux, Mairead McGuinness, était en faveur d’une interdiction totale des rétrocessions, l’union sacrée de tous les lobbies de l’écosystème de la gestion et de la distribution de produits de placement avait réussi à sauver le soldat Rétrocessions.
La proposition se contente d’interdire ces rétrocessions dans le cas des services d’exécution, de prévoir une clause de revoyure dans trois ans, et d’imposer aux vendeurs de produits de placement de mentionner l’existence de produits de placement moins chers à leurs clients.
Même ces mesurettes ont déplu aux lobbies :
Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que rien ne change.
Le tir de barrage contre la proposition a été immédiat, et l’industrie a même trouvé une alliée de poids au parlement européen : la rapporteure principale du groupe de travail parlementaire sur la RIS, l’eurodéputée française Stéphanie Yon-Courtin.
Ce groupe de travail a fait des propositions — qui pourraient presque avoir été écrites par les différents lobbies du secteur des services financiers — que Madame Yon-Courtin a détaillées et justifiées dans un entretien stupéfiant à L’Agefi.
Il ne faut pas interdire les rétrocessions dans le cas des services d’exécution. Pourquoi ? C’est « une décision politique précipitée ».
Se revoir dans trois ans ? Vous n’y pensez pas : plutôt cinq, à défaut de jamais.
Le fond est touché avec ces considérations géopolitiques dignes du café du commerce :
Enfin, ce sujet a une dimension de concurrence et de souveraineté : notre objectif n’est pas que, demain, seuls les produits américains soient vendus aux consommateurs européens… Cette interdiction, même partielle, enverrait le mauvais signal à l’industrie financière européenne.
Par quel miracle l’interdiction partielle des rétrocessions réserverait le marché européen aux seuls produits étatsuniens ? On croirait entendre les arguments du parti communiste dans les années 1950, alors que Mme Yon-Courtin est membre de LREM.
Dans ces mêmes années 1950, il fallait, selon Jean-Paul Sartre, ne pas désespérer Billancourt. En 2023, pour Mme Yon-Courtin, il ne faut pas désespérer les banques. Les compagnons de route ont bien changé.
Il est évidemment exclu d’imposer aux vendeurs de produits de mentionner l’existence de fonds indiciels à bas coûts :
Il faut arrêter de mettre l’accent exclusivement sur le prix d’un produit financier.
Et ce alors qu’on autorise, voire encourage la vente à perte d’essence. Ce qui est bon pour les automobilistes (et mauvais pour les pétroliers) serait donc mauvais pour les épargnants (et bon pour le secteur des services financiers) ?
Comprenne qui pourra.
Sans attendre les résultats du trilogue sur le texte de la RIS, l’AMF a mis à jour le régime applicable aux conseillers en investissements financiers. A compter du 1er janvier 2024, « les CIF qui déterminent si des placements collectifs moins coûteux sont susceptibles de correspondre au profil de leurs clients [seront] tenus de disposer d’une procédure leur permettant de comparer le niveau de frais des fonds affichant un objectif de gestion passive avec celui de fonds comparables. »
Les mâchoires du piège sont en train de se refermer, vivement le 1er janvier.
Cette chronique, rédigée le 16 octobre 2023, est parue initialement dans le numéro de novembre 2023 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de page, ni les liens.
Illustration : Scène du Guépard de Luchino Visconti, avec Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale.