En 1975, Jack Bogle créait Vanguard et lançait le premier fonds indiciel à destination des investisseurs privés aux Etats-Unis. Ce lancement fut accueilli par des railleries : « Bogle’s folly ».
Ned Johnson, alors à la tête de Fidelity, un des géants de la gestion active, était sceptique :
Je ne peux pas croire que la majorité des investisseurs va se contenter de performances moyennes.
Près de 50 ans plus tard, la gestion indicielle ne fait plus du tout rire la communauté de la gestion active. Les investisseurs ont en effet réalisé qu’en délivrant année après année des performances moyennes, les fonds indiciels battaient sur la durée la quasi-totalité des fonds gérés activement.
C’est ainsi que Vanguard a plus de 30 millions de clients particuliers ravis de se contenter de performances moyennes. Aux Etats-Unis, dans la catégorie reine des actions Etats-Unis, les encours des véhicules indiciels sont supérieurs à ceux des fonds gérés activement.
Le Fidelity de Ned Johnson, dirigé aujourd’hui par sa fille, Abigail Johnson, s’est lui aussi converti à la gestion indicielle : son plus gros fonds en termes d’encours est Fidelity 500 Index Fund, qui réplique l’indice S&P 500. Les encours à fin mai s’élevaient à 392 milliards de dollars, pour des frais de gestion de 0,02% par an. Vous avez bien lu : 0,02% par an.
Pour les actions de grandes capitalisations des pays développés, la messe semble être dite : mieux vaut investir dans un véhicule indiciel à bas coûts.
Selon la structure du marché de la distribution, les fonds gérés activement résisteront plus ou moins longtemps (plutôt plus que moins en France où le modèle à base de rétrocessions bloque le décollage de la gestion indicielle), mais la pression réglementaire en Europe pour justifier du rapport qualité/prix des fonds recommandés finira par avoir un double effet vertueux pour les investisseurs :
- permettre le recours à des fonds indiciels ;
- et faire baisser les frais des fonds gérés activement, seule solution pour avoir une chance de résister à la vague indicielle.
Mais alors, quel territoire restera-t-il à la gestion active ?
Pour les actifs cotés, certaines niches, plus ou moins importantes, se prêteront peut-être encore à une approche active :
- les petites et micro-capitalisations de toutes les zones géographiques, sous réserve de limiter la capacité des fonds à un niveau assez bas pour qu’ils puissent générer de l’alpha sur des marchés peu profonds et peu liquides ;
- et des pays comme la Chine, où l’État exerce une influence considérable et où les indices comportent en outre de nombreuses valeurs dont l’État est un actionnaire important.
Par construction, l’approche indicielle ne peut se déployer que sur des actifs cotés. C’est donc vers le non coté que la gestion active doit se tourner.
Ça tombe bien, les marges peuvent y être bien plus élevées que dans la gestion active sur les marchés cotés et le potentiel d’enrichissement pour les dirigeants des sociétés de gestion bien plus important. Ce sont de puissants moteurs.
Nous allons donc probablement assister à ce que j’appelle la grande bifurcation dans la gestion : l’approche indicielle va continuer de gagner sur les marchés cotés (actions comme obligations) et l’offre en stratégies investissant sur des actifs non cotés va exploser.
A la gestion indicielle le coté, à la gestion active le non coté.
Si les investisseurs institutionnels les plus sophistiqués sont rompus à l’analyse de ces stratégies complexes et ont accès aux gérants les plus talentueux, l’écosystème de la distribution de produits de placement aux particuliers va devoir apprendre une nouvelle grammaire : celle du capital-investissement sous toutes ses formes, de la dette privée et des infrastructures.
Les réseaux de distribution ont tout à y gagner : ils pourront être rémunérés par le biais de rétrocessions pendant toute la durée de vie de ces produits, qui est généralement supérieure à 6 ans.
Les particuliers y trouveront-ils leur compte ? C’est moins sûr.
Cette chronique, rédigée le 15 juin 2023, est parue initialement dans le numéro de juillet 2023 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de page, ni les liens.
Illustration : Uwe Conrad sur Unsplash