Dans Fin de partie de Samuel Beckett, l’un des personnages, Clov, passe son temps à dire que « quelque chose suit son cours ».
Sur les marchés financiers aussi, quelque chose suit son cours. On ne sait pas trop quoi. Quelque chose de radicalement nouveau ? Un « nouveau paradigme », si ce terme n’était pas totalement démonétisé à force d’avoir trop servi pour décrire des pseudo-innovations qui n’étaient que des feux de paille ?
Je parle bien entendu de ces nouveaux actifs numériques arrimés plus ou moins fermement à la blockchain : les crypto-monnaies et les inénarrables NFT (non fungible tokens, jetons non fongibles). Et accessoirement des meme stocks, ces actions élevées au rang d’idoles par un ou plusieurs influenceurs, pour des raisons totalement déconnectées des standards de l’analyse financière.
On a l’impression qu’il existe deux univers parallèles : le vieux monde, dans lequel la valeur des actifs financiers s’estime en actualisant les flux de trésorerie futurs ; et le monde nouveau, un monde virtuel dans lequel un influenceur, ou un groupe d’influenceurs (le groupe WallStreetBets sur Reddit), peuvent impacter de façon monumentale la valorisation des actifs (l’action GameStop).
L’influenceur planétaire numéro un, c’est bien entendu Elon Musk. Entrepreneur visionnaire, génie de la manipulation (pardon, de l’influence) sur les réseaux sociaux, il a commencé en 2020 à promouvoir sur Twitter une cryptomonnaie parodique (de l’aveu même de son créateur), le dogecoin.
Incarné par un Shiba Inu, sympathique canidé japonais, shooté aux stéroïdes de tweets cryptiques de Musk, le cours du dogecoin a connu une progression stratosphérique, enregistrant une hausse de plus de 11000% entre le 1er janvier et le 5 mai 2021.
🎶 Who let the Doge out 🎶
— Elon Musk (@elonmusk) February 7, 2021
Parallèlement et plus sérieusement, Elon Musk annonçait que Tesla avait acheté pour 1,5 milliard de dollars de bitcoins et que la société accepterait dorénavant les paiements dans cette cryptomonnaie. La société en a revendu une partie au premier trimestre, dégageant une plus-value de 101 millions de dollars. Puis Musk a fait machine arrière, soi-disant au nom de l’environnement : on ne paie plus en bitcoin !
Tesla & Bitcoin pic.twitter.com/YSswJmVZhP
— Elon Musk (@elonmusk) May 12, 2021
Ne générant aucun flux de trésorerie, les cryptomonnaies n’ont pas de valeur intrinsèque. Leur cours résulte de la confrontation d’une demande insatiable et d’une offre généralement plafonnée.
Le cours du bitcoin est ainsi passé de 7200 dollars début janvier 2020 à 56500 dollars le 12 mai 2021.
Quant à la hausse du cours du risible dogecoin, elle est due au seul effet Elon Musk. Lequel, interrogé dans l’émission Saturday Night Live le 8 mai, a admis que le dogecoin était une arnaque (« It’s a hustle »), déclenchant immédiatement une forte correction (« immédiatement » est à prendre au sens littéral du terme, les cryptomonnaies étant cotés 7 jours sur 7).
Il a fallu du temps à l’establishment financier pour s’emparer du sujet, mais il a fini par monter dans la fusée : les bourses, les banques d’investissement et les fournisseurs d’indices se ruent pour lancer des produits adossés au cours des principales cryptomonnaies. Tant que la SEC n’aura pas autorisé le lancement d’un ETF répliquant le cours du bitcoin, les produits dérivés permettront à Wall Street de participer aux agapes en prélevant sa dîme.
Qu’importe s’il s’agit d’une nouvelle incarnation de la tulipomanie du XVIIè siècle aux Pays-Bas, il ne faut pas manquer cette gigantesque illusion collective planétaire. Pas question de laisser les seuls pionniers (Coinbase, coté en bourse depuis avril, capitalise environ 60 milliards de dollars) en profiter.
Pour une fois, je trouve un avantage au système des rétrocessions : impossible pour les « conseillers » financiers rémunérés ainsi de recommander à leurs clients des produits permettant de s’exposer au cours de cryptomonnaies, régulés et éligibles à l’assurance vie, car il n’en existe pas en France.
Si on m’avait dit que je dirais un jour du bien des rétrocessions, je ne l’aurais pas cru. Tout arrive !
Cette chronique est parue initialement dans le numéro de juin 2021 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de pages, ni les liens
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